Musée Picasso Antibes 29 juin 13 octobre 2002 : Tàpies, la peinture au corps à corps.

 

Tàpies : le corps révélateur

 

"L'esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en persiste quelque chose qui est éternel".

Baruch de Spinoza
"L'Ethique" Théorème Proposition XXIII

 

"Ce que je veux, c'est me fuir moi-même, ne plus me rappeler, rien... me vider de toute ma vie... ne regarder que mon corps... être seulement ce corps".

Luigi Pirandello
"Comme tu me veux" Acte I "L'inconnue"

 

 

Le musée Picasso d'Antibes expose 57 oeuvres de l'artiste catalan Antoni Tàpies, proposant un parcours retraçant 59 années de vie méditative, d'introspection créative au coeur de la "mater-materia"...
(les oeuvres citées en référence dans cet article sont visibles dans le catalogue de l'exposition).

Cela pourrait se lire comme l'histoire d'une respiration. Un récit"pulmonaire" qui commence en 1943. Antoni Tàpies, alors jeune-homme, "s'autoportraitise", au lit, malade, la face inquiète, le regard lointain, écrivant ou dessinant. Un dessin léger, au trait, qui laisse, déjà, large part à l'espace "vide" ; à la place de la cage thoracique, un lacis de lignes qui ondoient...

L'histoire se poursuit en 1977 avec l'oeuvre intitulée "Radiographie avec X et blanc" : le visage de jeune homme à l'allure romantique a laissé place à l'image radiographiée de poumons déformés, comme des fleurs calcinées. "Grand torse "de 1996: la cage thoracique y est devenue espace de nébuleuses, fumées et nuées...

Trois oeuvres, 53 années, pour une plongée au coeur de la vie, de l'intimité de l'artiste, et au travers de la maladie, approcher le monde abyssal de la mort. Exposition majeure, temps d'inspiration et d'expiration, d'expiation.

Apprendre à voir toutes ces oeuvres où la matière se fait chair, à aimer ces corps qui souffrent, ces corps blessés, scarifiés, qui soufflent, qui expirent. Rage... Tàpiès troue la page pour mieux laisser passer l'air ("Papier troué" 1986). Rage de ce corps qui hoquète, de ce souffle qui manque, ce souffle, manifeste de la vie des êtres qui vivent des échanges des airs. Ce corps qui devient l'espace stigmatisant, du combat au corps à corps de la vie et de la mort; et tout cet amour, cette soif charnelle, ces visages exaltés et souffrants des autoportraits d'après-guerre... Instants méditatifs et redécouverte de la Nature, dans toute son ambivalence, instants solitaires du sanatorium montagnard... Réapprendre à respirer, utiliser l'ensemble des ouvertures du corps, oublier les désordres physiques, annuler l'effet d'accumulation de l'air dans une seule région du corps, afin que cet air, à nouveau, circule... Le corps révélateur!

L'artiste nous révèle une véritable introspection.

- Retour aux origines avec les autoportraits enracinés dans l'art traditionnel vériste espagnol, ceux des années 1945 et 1950

- Incantation visionnaire des portraits des années 1947 et 1948

- Révélation avec cet autoportrait de 1951, où l'artiste se représente comme un être androgyne. Il devient le "Medecine Man", celui qui, au travers de son art, entre en contact avec l'unité cosmique, travaille le corps de la peinture, elle qui devient puissance et matrice féconde. De cette espace matriciel dont nous sommes tous venus et où nous renaissons, comme dans ce très informel "Blanc et Tache rouge" de 1951. L'artiste explore l'univers de l'"unité sans forme", la matière se trouvant en deçà et au delà de l'existence des phénomènes, à la fois fin et origine de toutes choses.

Tàpies travaille à bras le corps dans cet espace matriciel. Et lui qui parsème le bois de poudre de marbre insuffle la vie à sa matière. L'artiste est un mime visionnaire. Souvenir de genèse ; "Dieu forma l'homme de la poussière de la terre et lui souffla dans les narines le souffle de la vie"("Papier bleu"1967," Marron et Turquoise" 1967).

Voilà le corps premier du monde. Dans l'oeuvre intitulée "Formes et chiffre" datée de 2001, on lit le chiffre quatre et quatre chiffres, quatre étant le signe de la prima materia. Aller de l'"un qui n'est pas" à l'"un qui se révèle", soit du "néant" au "je". Deux, à partir de l'"un révélé" conduit à la dualité des principes complémentaires comme le Yin et le Yang. Deux, chiffre féminin par excellence. La "prima materia", la "matrix" hantent la peinture de Tapiès. ("Relief ocre et rose" de 1967, "Corps de matière et tache orange" de 1968)

L'artiste peint des vases, des auges, réalise des creux,, des plis, trace des ventres, des fesses, dessine des fentes, des cuisses, des pieds...("Cuisses"1995, "Sur le miroir"1993, "Quatre draps"1997...)

Tapiès nous donne à voir l'histoire peinte d'une régression au sein de la "mater-matrix", prima materia, mère de la pierre. Voir le cheminement d'une initiation, l'alchimie du regressus ad uterum au novam infantiam.

L'artiste, c'est celui qui renait à une nouvelle enfance, la création. Tapiès travaille la poussière de pierre, l'huile ou le vernis et l'énergie propres à ces matériaux, l'énergie des atomes qui y réside y est comme révélée.

Mais celui qui, artiste ou scientifique, rentre au coeur de la matière, dépensant toute l'énergie à en pénétrer les mystères, devient symbolique de la dramaturgie incestueuse de toutes les passions divines antiques. ("Bois orange"1969, "Empreinte"1968)

"Grand torse", oeuvre datée de1996, nous dévoile le corps humain, tel un tube traversé par les souffles. Comme l'aura d'une image christique, aussi. Le bois est transpercé, lacéré et cette blessure au côté rend ce torse tellement émouvant, si humain, si fragile. Ce corps, réceptacle de toutes les douleurs, espace souvenir de tous les plaisirs, voie cosmogonique de tous les souffles qui transportent les âmes, renaissantes éternelles...

Jacqueline Waechter

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